13 mai 2005

Vision italienne

mardi, 10 mai 2005
Une vision italienne

Vision italienne :


Chers citoyens français...
Tribune de Massimo D’Alema dans le nouvel observateur du jeudi 7 avril 2005

Pour le leader de la gauche italienne, « L’Europe tout entière attend le résultat du référendum français : ce que vous déciderez sera d’une importance capitale » :

Il y a de cela quelques années, je rendis visite au chancelier Helmut Kohl. Il conservait dans son bureau un beau portrait de François Mitterrand, à qui il avait été lié par une grande amitié. Nous parlâmes de l’euro et des résistances qui se manifestaient dans l’opinion publique allemande face à la monnaie unique européenne.

Il me confia que pour vaincre ces résistances il fallait avant tout mettre les idéaux de paix et de convivialité au centre du processus unitaire. « Le frère de ma mère, me dit-il, s’appelait Walter et il est mort au bord de la Marne durant la Première Guerre mondiale. Mon frère aîné, qui s’appelait lui aussi Walter, est tombé sur le front français durant la Seconde Guerre. Mon fils, quant à lui, peut aujourd’hui traverser cette même frontière sans passeport : c’est ça l’Europe. » C’est pour cette raison que l’Europe tout entière attend le résultat du référendum français : ce que vous déciderez sera d’une importance capitale pour le futur de chaque citoyen de l’Union.

Si vous décidiez aujourd’hui de voter non, le résultat n’en serait certes pas une Constitution plus avancée ou meilleure, mais bel et bien un arrêt extrêmement brutal du processus d’unification européenne. Ce qui se trouverait ainsi remis en question, c’est l’idée même d’une Europe politique. Nous sommes donc confrontés à un passage délicat impliquant des millions et des millions de personnes dans des choix touchant les institutions. Les raisons de l’intégration ont connu un premier succès en Espagne, où la grande majorité des citoyens ont choisi de renforcer l’Europe en votant oui au référendum. Un oui qui se nourrit de ces idéaux européens qui ont animé l’œuvre de François Mitterrand, de Jacques Delors ou d’Altiero Spinelli. Un oui pour une Europe politique et sociale qui ne se réduit pas à un espace de libre marché.

La valeur du nouveau traité constitutionnel tient avant tout à sa référence à un patrimoine d’idées, de civilisation et de droits qui sont le fruit de ce qu’il y a de meilleur dans l’histoire démocratique de l’Europe, et qui sont posés au fondement même de la construction politique européenne. Certes, le texte de Rome n’est pas parfait et, il fallait s’y attendre, il faut évidemment tenir compte du poids représenté par les résistances conservatrices et les compromis nécessaires. Il n’aurait pas pu d’ailleurs en être autrement. La rédaction du nouveau traité s’est faite à travers un processus lent et laborieux, qui a pris, avec la Convention, un caractère à la fois ouvert et innovateur, mais qui a dû être ensuite passé au crible d’un accord entre des gouvernements nationaux dont la plupart sont malheureusement gouvernés aujourd’hui par les forces conservatrices.

Pour ceux qui, comme moi, sont animés d’une vision fédéraliste de l’unité européenne, il y a quelques raisons d’être déçu par le prix qui a dû être payé en limitant la force et la souveraineté de l’Union en matière de politique économique ou de politique étrangère. Cependant, la Constitution de Rome représente un pas en avant important : avant tout par l’implantation même de la Charte, qui, évidemment, ne remplace pas les Constitutions nationales mais les intègre dans un cadre de reconnaissance mutuelle et de subsidiarité constitutionnelle qui renforcent la légitimité de l’Union européenne. Elle représente un grand pas en avant par l’affirmation des droits fondamentaux que l’Europe reconnaît à tous ceux qui naissent, vivent ou se trouvent momentanément sur son territoire. C’est précisément cette idée du caractère un et indivisible des droits, de la liberté individuelle mais également des droits sociaux qui représente l’expression la plus haute de l’humanisme européen : c’est là une conception qui plonge ses racines non seulement dans les traditions religieuses, mais également dans la grande culture libérale, démocratique, socialiste et laïque.

La Constitution est importante du fait de son choix d’un modèle d’économie sociale de marché qui pose comme l’un de ses objectifs le plein-emploi pour tous ; elle est importante parce qu’elle renforce les pouvoirs de ce Parlement élu par les citoyens et qui a démontré, au moment de la constitution de la commission Barroso, qu’il était tout autre chose qu’un organe se limitant à ratifier des décisions déjà prises par les gouvernements ; elle est importante par sa volonté de se doter d’instruments de direction politique commune dont l’institution de la figure d’un ministre des Affaires étrangères de l’Union constitue l’exemple le plus évident. Avec la Constitution se développent par conséquent les droits et se renforce la démocratie. On vise aussi à la création de nouveaux emplois et d’emplois meilleurs, en combattant l’exclusion sociale. On assume comme fondateur l’engagement à défendre l’environnement. On définit les instruments nécessaires à la victoire contre le terrorisme et en vue d’en éradiquer les causes, en combattant la pauvreté et la marginalisation.

Ce sont là des thèmes que nous connaissons bien, nous femmes et hommes de la gauche européenne ; ce sont des mots qui ont pour nous la tonalité douce et rassurante des choses familières : ce sont nos combats de toujours qui trouvent aujourd’hui leur site le plus éminent dans les pages de cette Charte fondatrice de l’Europe. C’est là-dessus que les citoyens français sont appelés à voter. Et c’est pour cela qu’approuver la Constitution, tout en en reconnaissant les limites, ne signifie pas seulement faire un pas considérable en avant sur le chemin de la construction d’une Europe politique, mais cela signifie également maintenir l’espoir d’une évolution positive de ce traité.

Notre futur est commun, et c’est l’histoire de ces dernières années qui le démontre. La conviction que la globalisation néolibérale aurait signé la fin de l’Histoire, en marginalisant le rôle des Etats-nations et de la politique, s’est révélée n’être qu’une illusion. C’est tout le contraire qui s’est produit : les contradictions et les inégalités qui ont généré de nouveaux conflits se sont accrues ; les différences ethniques et religieuses, les intégrismes et les fondamentalismes sont réapparus. Non seulement la compétition sans règles n’a induit aucun essor dans les pays exclus de l’élargissement des droits de l’homme et du travail, mais elle a introduit la crise, y compris au cœur des sociétés occidentales, en remettant en discussion garanties et conquêtes sociales jusque-là inaliénables. On comprend donc maintenant de manière beaucoup plus claire comment la globalisation peut représenter un important facteur de croissance sous condition d’être gouvernée ; mais apparaît avec la même évidence le caractère inadéquat des Etats nationaux, privés des instruments utiles pour gouverner et pour conditionner les grands processus économiques globaux. Il revient donc à la politique de reconquérir son caractère central et de construire les instruments d’une nouvelle gouvernance.

Pas plus acceptable n’apparaît l’idée, enracinée aux Etats-Unis après le 11-Septembre, d’un monde gouverné par la loi du plus fort, et ce à travers une politique de puissance et l’usage continu de la force militaire. Une idée qui répond à une vision étroite, y compris du point de vue des intérêts américains. L’Irak est l’exemple le plus évident et le plus dramatique de cet échec. Aujourd’hui, alors même que l’administration Bush semble enfin comprendre les limites de sa propre stratégie, l’Europe doit être prête à apporter sa contribution à la reconstruction des instruments d’un multilatéralisme efficace.

La portée du défi est immense, et ce ne seront pas les Etats européens, aussi grands et influents soient-ils, qui seront en mesure de le relever individuellement. Dès lors, la seule question légitime est la suivante : l’Europe est-elle à la hauteur de ce défi ? Est-elle en mesure de jouer son rôle ?

Si l’Europe est bien celle qui a mis en route le processus d’intégration, en réussissant à exporter la démocratie, en aidant à la consolidation des nouvelles institutions des pays sortis du totalitarisme communiste, et en décidant de se mesurer aujourd’hui au parcours d’adhésion de la Turquie, alors la réponse peut être affirmative. Seule une Europe capable de s’unir et de prendre ses responsabilités peut s’avérer à la hauteur de la tâche. C’est pourquoi il est important que parvienne de la France un message clair, que s’y manifeste un choix des plus nets.

Voilà pourquoi il est important que le oui l’emporte à ce référendum.

Traduit de l’italien par Charles Alunni.