13 mai 2005

La charte européenne ne menace pas la République

mardi, 10 mai 2005

La charte européenne ne menace pas la République
par Dominique Chagnollaud - Libération du 3/11/04


L’article 70 consacre « la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé ». Ce texte menace-t-il la laïcité à la française ? Il n’est d’abord que la réplique de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme et a « le même sens et la même portée que celui-ci » (qu’appliquent les juges administratifs et judiciaires français). De ce fait, la liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.
Bien des inquiétudes se font jour sur les risques que ferait courir à nos valeurs républicaines la charte européenne des droits fondamentaux. Notons d’abord que ce texte n’est applicable qu’aux actes des institutions de l’Union et à ceux des Etats membres lorsque ceux-ci mettent en oeuvre le droit de l’Union (et non la gestion des écoles et des lycées). Sans doute, la Cour de justice des communautés (CJCE), attachée à la primauté du droit communautaire sur les droits constitutionnels nationaux, sera-t-elle tentée d’en élargir l’application. On voit mal comment : un coup d’Etat juridique ourdi de longue main ? Mais imaginons l’invraisemblable et voyons les articles de la charte maudits, sans oublier les « explications » de texte établies sous l’autorité du praesidium de la Convention européenne qui cernent de façon précise leur interprétation. Balivernes ?

L’article 70 consacre « la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé ». Ce texte menace-t-il la laïcité à la française ? Il n’est d’abord que la réplique de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme et a « le même sens et la même portée que celui-ci » (qu’appliquent les juges administratifs et judiciaires français). De ce fait, la liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Et, dans un arrêt du 19 juin 2004, la Cour européenne des droits de l’homme a rappelé que la liberté de manifester sa religion, garantie par la Convention européenne des droits de l’homme, peut faire l’objet de restrictions lorsque ces dernières sont destinées à assurer la sécurité publique, l’ordre ou les droits et libertés d’autrui. Elle a ainsi rejeté la requête d’une étudiante en médecine qui contestait l’interdiction faite aux jeunes femmes « ayant la tête couverte » de fréquenter l’université d’Istanbul. Mle Sahin assurait que cette mesure, prise par le recteur de l’université, dans une circulaire de février 1998, n’avait pas de base légale. La Cour, au contraire, rappelle que ce texte réglementaire s’appuie sur des dispositions plus anciennes, un règlement ministériel de 1981, qui impose « une tenue vestimentaire simple, sans excès et contemporaine » dans les institutions publiques, ainsi qu’un arrêt de la Cour constitutionnelle de 1991.

Pour la Cour, l’interdiction garantit en tout cas le principe de la « laïcité », c’est-à-dire la liberté, pour chaque individu, de pratiquer sa religion, « pour autant que ce soit en son for intérieur ». La Cour confirmait ainsi un principe dessiné dans sa décision du 15 février 2001, lorsqu’elle avait rejeté comme irrecevable la requête d’une institutrice dans une école primaire du canton de Genève. Elle avait alors jugé « difficile de concilier le port du foulard avec le message de tolérance, de respect d’autrui et de non-discrimination que, dans une démocratie, tout enseignant doit transmettre à ses élèves ». Et les limites qu’elle pose ainsi à la liberté de religion en vertu des spécificités nationales (Grande-Bretagne, France, Allemagne, etc.) sont celles de la CJCE...

Autre inquiétude, parentale cette fois : en vertu de l’article 84, alinéa 1 de la charte, qu’il convient de citer intégralement : les enfants « peuvent exprimer leur opinion librement. Celle-ci est prise en considération pour les sujets qui les concernent, en fonction de leur âge et de leur maturité ». Cet article se fonde sur la convention de New York sur les droits de l’enfant, signée le 20 novembre 1989 et ratifié par tous les Etats membres dont la France et mise en oeuvre très largement dans sa législation...

Il y a bien sûr pire l’article I-2, relatif aux « valeurs de l’Union », qui proclame que celle-ci est « fondée sur (...) le respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités » : demain la reconnaissance du communautarisme ? C’est à la demande de la Hongrie que la Conférence intergouvernementale a ajouté à la liste des valeurs de l’Union énumérées à l’article I-2 les droits des personnes appartenant à des minorités. Cette revendication s’expliquait par le nombre important de Hongrois vivant dans les pays voisins (Croatie, Roumanie, Serbie, Slovaquie, Slovénie et Ukraine) qui est estimé à environ 3,5 millions de personnes.

En France, une référence aux droits des minorités en tant que groupes distincts serait contraire au principe constitutionnel d’indivisibilité de la République. C’est pourquoi une précaution rédactionnelle a été prise puisque la formulation retenue par la charte fait référence non pas à un quelconque droit collectif mais aux droits des personnes appartenant à des minorités. Il appartiendra au Conseil constitutionnel, ici comme ailleurs, de dire si cette rédaction est conforme à la Constitution française. Mais après avoir lu attentivement la charte.

Dominique Chagnollaud est directeur du Centre d’études constitutionnelles et politiques de l’université de Paris-II.